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Le post-porn et la culture morale de la pornographie

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Le mois dernier, j’étais invité à l’Institut d’Études Politiques de Paris dans le cadre de la Queer Week par le collectif Garçes pour participer à une table-ronde sur la pornographie, en compagnie de Carmina Ama, qui tient sur Le Cul entre deux chaises le « Journal d’une camgirl », et Sam Bourcier. Le festival consacrait cette année deux sessions à la question de la pornographie, la première destinée à parler de la pornographie de manière générale, si l’on peut dire, et la seconde à revenir sur les pornographies alternatives et, singulièrement, le post-porn, un concept qui a le vent en poupe et qui vient prendre sa place dans la longue lignée des pornographies alternatives.

Depuis la parution de mon livre en 2014 et surtout de mon article sur les blogs pornographiques, publié à l’invitation de Marie-Anne Paveau dans Questions de communication, mon travail s’est progressivement éloigné de l’analyse de la pornographie contemporaine d’un point de vue visuel ou formel pour se concentrer plutôt sur des questions d’encadrement judiciaire et administratif, d’une part, et d’autre part sur des considérations plus historiques, qui occupaient déjà il est vrai la plus grande part de mon Introduction aux porn studies. Avant la fin de l’année devrait paraître ainsi dans un ouvrage collectif mon article sur les contes pornographiques cinématographiques dans le contexte de la Révolution sexuelle des années 1960 à 1980, pour lequel j’avais proposé ici quelques notes préparatoires.

En somme, mon intérêt pour la recherche sur la pornographie s’inscrit dans deux des grands domaines que je travaille par ailleurs. D’un côté, il contribue à mon travail sur l’encadrement administratif, judiciaire et commercial des productions discursives, auquel ma thèse se consacre pour les livres et les journaux de l’époque moderne, du point de vue de la propriété et de la responsabilité juridique, et que j’ai abordé ici pour la pornographie dans un billet sur les techniques juridiques interprétatives. De l’autre, il participe à ma réflexion sur l’histoire de/par la culture audiovisuelle en Grande-Bretagne et aux États-Unis des années 1960 au début du XXIe siècle, qui est aussi le sujet de mon prochain livre, Gouverner l’Amérique, sur la politique et les séries télévisées.

À ce titre, je dois bien avouer que la question du post-porn m’intéresse finalement assez peu et qu’elle me fait souvent l’impression d’une construction conceptuelle qui a peu de rapport avec l’objet auquel elle parait, de prime abord, se rattacher. Je veux dire par là que l’intérêt académique soutenu pour l’analyse et la promotion du post-porn, particulièrement dans la mouvance des porn studies, tend à occulter les analyses précises sur ce que l’on appelle par ailleurs la pornographie mainstream, c’est-à-dire de grande diffusion. J’ai parfois le sentiment qu’en trente ans d’histoire, à peu près, depuis la parution du Hard Core de Linda Williams en 1989, les porn studies ont accompli une révolution au sens planétaire à l’égard du genre d’analyses auquel elles s’opposaient d’abord.

Dans l’introduction de l’ouvrage collectif Porn Studies en 2004, Williams expliquait combien elle avait voulu s’opposer à Dworkin et MacKinnon, qui traitaient la pornographie comme un ensemble discursif monolithique que l’on était susceptible de condamner en bloc. Or, malgré l’insistance des tenants du post-porn, Sam Bourcier par exemple à la table ronde de la Queer Week ou encore Rachele Borghi dans un article de Rue Descartes, à faire valoir l’idée qu’il y a plusieurs pornographies, l’appel à la nuance dans le propos ne vaut que pour faire émerger le post-porn, à la rigueur toutes les pornographies alternatives, en comparaison à la pornographie mainstream, qui peut désormais inclure ou non, selon la personne qui parle, la pornographie commerciale gay. Dans ces analyses, cette pornographie reste appréhendée comme un tout compact, uniformément sexiste, capitaliste, patriarcal, excluant, jugeant, humiliant, etc.

En réalité, il m’est de plus en plus difficile de voir des différences entre l’analyse du mouvement anti-pornographie des années 1980 et celle du post-porn, pour ce qui est de la majorité de la pornographie (et par conséquent des personnes qui la financent, la produisent et la consomment). La différence réelle, et elle est bien sûr notable et conséquente, c’est que les mouvements anti-pornographie pariaient sur l’interdiction de la pornographie dans son ensemble tandis que le post-porn, lui, privilégie l’idée qu’une pornographie alternative, plus intelligente, plus éthique, plus responsable, plus diverse, plus digne culturellement, est susceptible de se substituer à la pornographie majoritaire et dominante.

Lors de la table-ronde, la discussion a buté — par ma faute — sur certaines des apories inhérentes à l’entreprise du post-porn et a en tout cas fait émerger à mes yeux l’impossibilité de tenir de front, en toutes les circonstances, un discours à la fois académique et militant. J’ai évoqué par exemple le problème de la disponibilité socio-économique du post-porn et la possibilité qu’il renforce des logiques d’exclusion économiques et culturelles. Face aux descriptions enthousiastes de Sam Bourcier des festivals pornographiques indépendants, j’ai demandé, sans avoir vraiment de réponse solide, s’il n’y avait pas une géographie économique de l’accessibilité des pornographies alternatives.

On pourrait formuler toutes sortes d’autres remarques que je n’ai pas eu le temps de faire à cette occasion. En guise d’exemple d’appropriation et de subversion des codes de la pornographie dans une optique post-porn, Sam Bourcier a présenté un petit clip réalisé par ses étudiantes, où l’on voit les trois jeunes femmes danser avec des godes-ceintures devant le siège de l’UMP. Au-delà de savoir si l’on a bien affaire à quelque chose comme de la pornographie et non plutôt, par exemple, à de la performance artistique (à moins que ces catégories ne soient pas mutuellement exclusives), il m’est difficile de ne pas voir dans de pareilles tentatives la manifestation d’un parti pris relativement conventionnel sur ce qui mérite d’être approuvé en matière de représentations sexuelles : les représentations qui ont une valeur esthétique, politique ou intellectuelle.

Le post-porn fonctionne à peu près avec les mêmes critères que le droit étasunien applique pour déterminer si un document est pornographique — c’est-à-dire condamnable sous certaines conditions — ou non. Ces critères ont été formulés par la Cour Suprême en 1973 dans l’affaire Miller v. California et ont conduit à la création du test juridique appelé le Miller Test. Le test est censé permettre de déterminer en trois étapes si un document est pornographique et si sa circulation est donc susceptible d’être entravée malgré la protection que le premier amendement garantit à la freedom of speech. Première étape : est-ce que l’on peut estimer par consensus (community standards) que le document vise à éveiller le désir (appeals to the prurient interest) ? Deuxième étape : est-ce que le document montre ou décrit une conduite sexuelle ou des fonctions d’excrétion ? Troisième étape : est-ce que le document manque de qualités littéraires, artistiques, politiques ou scientifiques ? On le voit, le présupposé est que la pornographie est fondamentalement ce qui est dénué de valeur intellectuelle ou culturelle, tout l’inverse, en somme, du post-porn, qui est intelligent, ironique, distancié, conceptualisé, etc.

Indépendamment de mon avis personnel sur la question de savoir si le post-porn ne constitue pas un retour en force du moralisme dans le traitement de la pornographie, je me demande si, du point de vue académique, le concept ne conduit pas à brouiller les analyses. La nécessité où se trouvent certaines disciplines de se valoriser en valorisant l’objet de la recherche, un phénomène sur lequel je me suis penché à plusieurs occasions pour la pornographie et la télévision, conduit parfois à de curieuses opérations de sélection. L’intérêt répété du journal Porn Studies pour des approches plus austères et concrètes me parait tout à fait louable dans ce contexte, comme c’est le cas avec l’article de Berg sur les sources de revenus dans le monde de la pornographie ou avec celui d’Arnberg sur la régulation des magazines pornographiques en Suède dans la première moitié du XXe siècle.

Je crois qu’il est tout à fait urgent d’examiner les discours de la pornographie alternative à l’aune de l’histoire longue des documents pornographiques, de leur encadrement judiciaire, de leur gestion administrative, de leur économie, de leur géographie et de leur sociologie, sans céder à la séduction de concepts néo-butlériens sur la performativité qui, privés de leur perspective généalogique, courent le risque de boucler la boucle de l’anti-pornographie.


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